Xavier Léger / Publié le 26 août 2018
Jésus reprit la parole : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba sur des bandits ; ceux-ci, après l’avoir dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort. Par hasard, un prêtre descendait par ce chemin ; il le vit et passa de l’autre côté. De même un lévite arriva à cet endroit ; il le vit et passa de l’autre côté. Mais un Samaritain, qui était en route, arriva près de lui ; il le vit et fut saisi de compassion. Il s’approcha, et pansa ses blessures en y versant de l’huile et du vin ; puis il le chargea sur sa propre monture, le conduisit dans une auberge et prit soin de lui. Le lendemain, il sortit deux pièces d’argent, et les donna à l’aubergiste, en lui disant : “Prends soin de lui ; tout ce que tu auras dépensé en plus, je te le rendrai quand je repasserai.” Lequel des trois, à ton avis, a été le prochain de l’homme tombé aux mains des bandits ? » Le docteur de la Loi répondit : « Celui qui a fait preuve de miséricorde envers lui. » Jésus lui dit : « Va, et toi aussi, fais de même. » Luc 10 ; 30-37
Rappel des faits :
Découvrant avec stupeur que le diocèse n’avait pas tenu ses engagements de mettre le prêtre « hors d’état de nuire » et devant l’inertie du cardinal, l’une des victimes décide de porter plainte auprès du Procureur de la République en juin 2015. Le Procureur ouvre alors une enquête préliminaire qui permet de retrouver d’autres victimes et aboutit à l’ouverture d’une procédure d’instruction et à la mise en examen du père Preynat.
Le mouvement ayant pris de l’ampleur, de nombreuses victimes se font connaître et un deuxième dépôt de plainte est fait en janvier 2016. Cette fois, quatre plaintes sont retenues par le parquet de Lyon. Le 27 janvier 2016, le père Preynat est mis en examen. Une information judiciaire est ouverte pour « agressions sexuelles et viols sur mineurs de 15 ans par personne ayant autorité. »
Le père Preynat dépose alors un recours pour prescription. La cour d’appel rejette ce recours le 10 juin 2016. Le prêtre, qui espère encore échapper à la justice grâce à la prescription, se pourvoit alors en cassation. Le 11 octobre 2016, la cour de cassation rejette d’examiner préalablement ce pourvoi avant l’issue de la procédure d’instruction.
Entre temps, le cardinal Barbarin avoue avoir été mis en courant en 2007, ce qui conduit plusieurs victimes à déposer plainte contre lui. L’enquête pour « non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs » et « non-assistance à personne en danger » visant le cardinal est classée sans suite par le procureur de la République de Lyon le 1er août 2016.
Les victimes se constituent alors en partie civile afin d’attaquer le cardinal Barbarin (et six autres personnes) en citation directe. La procédure est actuellement en cours.
Du côté de la justice de l’Eglise, le Pape François ayant levé la prescription à la demande du cardinal Barbarin, un procès canonique s’est ouvert le 16 février 2017 contre le père Preynat. Mais cette procédure a été suspendue pendant la durée du procès civil.
- Les victimes reprochent au cardinal Barbarin d’avoir tardé à prendre des mesures contre le père Preynat et de ne pas les avoir dénoncés à la justice : le cardinal en effet a attendu au minimum 10 ans pour mettre le prédateur hors d’état de nuire, et ce, malgré au moins 4 signalements. Finalement, le père Preynat sera écarté de tout contact avec des enfants grâce à la détermination et l’insistance d’Alexandre Dussot, l’une des victimes : 14 mois après sa première lettre d’alerte, après une entrevue avec le cardinal, plusieurs courriers, un dépôt de plainte et même une lettre au Vatican. « J’ai eu l’impression d’être rentré dans un process à chaque rencontre. Après l’alerte par écrit, vous avez une lettre avec beaucoup de compassion du cardinal, si la personne insiste comme j’ai fait, on peut avoir une demande directe de pardon du prêtre incriminé. Et finalement, jusqu’à mon dépôt de plainte et ma lettre auprès de Rome, rien ne s’est passé, j’ai dû insister, insister, insister pour essayer d’avoir des réponses. »
- Les victimes reprochent au cardinal Barbarin d’avoir menti sur la date à laquelle il aurait été informé des crimes du père Preynat : celui-ci a d’abord annoncé 2014 avant de reconnaître devant la journaliste de La Croix Céline Hoyeau avoir été informé en 2007. Isabelle de Gaulmyn, rédactrice en chef de La Croix, et ancienne de la troupe de scouts, a reconnu devant la justice avoir informé le cardinal en 2004. Finalement, la première paroisse visitée officiellement par le cardinal à son arrivée en 2002 dans le diocèse de Lyon a été celle de Bernard Preynat. Il paraît improbable qu’au moins un de ses collaborateurs ne l’ait pas informé de la situation du curé de cette paroisse.
- Les victimes reprochent au cardinal de s’être moqué d’elles, leur disant : « Oui, c’est terrible ! Oui, je vais agir ! »… mais de n’avoir jamais rien fait. Les victimes ont été choquées par le mépris du cardinal qui s’entend par exemple dans le message téléphonique laissé à une victime pour la prévenir des sanctions enfin prises. Une victime ajoute qu’en 2011, un évêque auxiliaire de Lyon l’a assuré que le prédateur était sous surveillance étroite. En réalité, le prédateur était en contact avec des enfants, s’occupant notamment du catéchisme, des préparations à la communion, des séances d’éveil à la foi et de la formation des servants de messe. Sic.
- Les victimes reprochent au cardinal d’avoir pris la décision incompréhensible de promouvoir le prêtre-prédateur en 2013, le nommant « doyen du pays de Roanne et de Charlieu », en charge de six paroisses. Une décision particulièrement troublante quand on sait qu’il y avait 11 autres prêtres qu’il aurait pu nommer à sa place, ce qui fait dire à la mère de deux victimes : « Qu’ont bien pu faire les onze autres prêtres pour ne pas être nommés à sa place ? »
- Les victimes reprochent au cardinal d’avoir tenté de dissuader une victime d’aller plus loin dans ses démarches contre le père Preynat, en « forçant son pardon » à travers une mise en scène extravagante. Après ses courriers et sa rencontre avec le cardinal, Alexandre Dussot est orienté vers Régine Maire, une psychologue et bibliste, proche du cardinal Barbarin. Celle-ci organise une rencontre de "guérison et de pardon" entre la victime et son agresseur dans des locaux près de la cathédrale Saint-Jean à Lyon. L’agresseur reconnaît les faits, demande pardon, donne sa main à sa victime pour une prière… et puis, quelques jours plus tard, Régine Maire envoie un message à Alexandre afin de l’inviter à tourner la page et à « ne pas trop gratter la cicatrice. »
- Par voie de conséquence, les victimes reprochent au cardinal Barbarin de les avoir empêchées de s’organiser pour porter plainte dans les délais impartis par la justice. Aujourd’hui, les faits sont presque tous prescrits, mais ils ne l’étaient pas en 2004. Si le cardinal avait pris ses responsabilités à cette époque, les victimes seraient probablement sorties de leur mutisme bien compréhensible et auraient pu traduire leur bourreau devant les tribunaux. « La majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits » : son fameux lapsus lors d’une conférence de presse à Lourdes, le 15 mars 2016, traduit ce qui semble avoir été son seul objectif : jouer la carte de la prescription… Une stratégie troublante de la part d’un homme de Dieu censé se trouver par définition du côté des victimes.
- Les victimes reprochent au cardinal de ne pas être intervenu auprès du père Preynat pour inviter ce dernier à prendre ses responsabilités et à stopper ses démarches visant à échapper à la justice (recours en appel pour prescription, pourvoi en cassation). Tout cela a en effet ralenti le travail de la justice au détriment, encore une fois, des victimes.
- Les victimes reprochent au cardinal Barbarin de ne pas avoir demandé au Saint Siège d’appliquer l’article 21 des Normes Substantielles de Delicta Graviora. En effet, selon cette disposition canonique (paragraphe 2, 2°), l’évêque peut soumettre directement à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi un cas gravissime laquelle peut ensuite proposer au Saint-Père de prononcer un renvoi immédiat de l’état clérical. Pourquoi le cardinal n’a-t-il pas engagé cette procédure, qui lui a pourtant été suggérée par le père Pierre Vignon, juge ecclésiastique à l’officialité de Lyon, via le responsable de l’officialité.
- Lorsque le cardinal a finalement avoué qu’il avait connaissance du dossier depuis 2007… pourquoi n’a-t-il pas présenté ses excuses aux victimes et cherché une solution avec elles ? Pourquoi avoir préféré engager à grands frais un avocat (Maître Soulier, un ténor du barreau lyonnais) ainsi qu’une prestigieuse agence de communication pour assurer sa défense ? Qui a financé la défense du cardinal ? L’argent des fidèles ? Du reste, comment a-t-il pu laisser son avocat répandre dans les médias des commentaires nauséabonds sur les victimes, insinuant que celles-ci étaient mal intentionnées ou insensées, et présentant le cardinal Barbarin comme la victime d’un lynchage médiatique ?
- Enfin, les victimes ont été profondément troublées par les excuses officielles du cardinal. Le cardinal a attendu le classement sans suite de l’affaire, notamment en raison de la prescription des faits, pour enfin demander pardon lors d’une cérémonie de « réparation à l’intention des victimes de pédophilie ». Dans son homélie, le cardinal a fait ce commentaire surprenant : « La Miséricorde (comprendre : le pardon) n’est pas contraire à la justice… qui est un concept fondamental pour la société civile », disait aussi le pape en lançant l’aventure spirituelle de ce Jubilé. La Miséricorde ne dispense pas de la justice, elle la suppose ! » Une déclaration pour le moins étonnante de la part d’un homme qui non seulement n’a jamais aidé les victimes à obtenir justice, mais à bien des égards semble les en avoir dissuadées à maintes reprises. Encore plus troublant : dans la suite de son homélie, le cardinal a évoqué les blessures des victimes, comme s’il cherchait à indiquer que le fond du problème, c’était le fait que les victimes avaient du mal à pardonner (et non l’absence de justice ou le fait de laisser un prédateur au contact d’enfants !) : « Certaines blessures semblent inguérissables et seul Jésus, le Messie Consolateur, peut réparer tant de mal et rendre la paix à tous ceux qui ont été meurtris par les crimes de la pédophilie. Aujourd’hui, nous célébrons cette Messe de réparation… pour que le Christ guérisse tout ce qui peut l’être… »
Il ne suffit pas qu’une action soit légale ou ne soit pas punie par la loi, pour qu’elle soit moralement acceptable. C’est là un principe essentiel de l’éthique que l’Eglise rappelle souvent, notamment quand il s’agit de s’exprimer sur des sujets sociétaux. C’est pourquoi les victimes sont étonnées d’entendre la garde rapprochée du cardinal Barbarin défendre systématiquement ce dernier en invoquant, comme seul argument, les conclusions à venir de la justice : « Faisons confiance à la justice ! Laissons la justice faire son travail ! Attendons les conclusions de la justice ! ». Même si la justice des hommes se révélait incapable de caractériser les fautes commises par le cardinal, ce dernier ne doit-il pas tirer les conséquence de la gestion désastreuse qu’il a faite de cette affaire, et du naufrage pastoral que tout cela a provoqué pour l’Eglise Catholique ? La moindre des choses, pour le bien des victimes et de l’Eglise, ne consisterait-elle pas à remettre sa démission puisqu’il a reconnu lui-même devant ses prêtres le 25 avril 2016 qu’il avait commis des erreurs de gestion dans cette affaire ?
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