« Le pape ment » : Juan Carlos Cruz, victime du père Fernando Karadima, exprime sa déception au sujet du pape François

Samedi 17 février 2018

Dans une interview avec la BBC, Cruz a insisté sur le fait que le pape avait connaissance des accusations contre l’évêque d’Osorno, Mgr Juan Barros.

Par Cecilia Barría - BBC World Vendredi 16 février 2018

« Le jour où on m’apportera une preuve contre Mgr Barros, ce jour-là je parlerai », a déclaré le Pape François lors de sa visite au Chili, en janvier dernier.

« Il n’y a pas la moindre preuve contre lui, tout n’est que calomnie », a ajouté le Pape.

Ces mots ont été à l’origine d’un scandale qui a provoqué l’indignation des victimes d’abus sexuels au Chili (qui accusent Mgr Barros d’avoir protégé le père Fernando Karadima) et qui ont obligé le Pape à faire des excuses publiques quelques jours plus tard.

Au début de l’année 2015, Juan Carlos Cruz, l’une des victimes de Karadima, avait écrit directement au Pape afin de dénoncer Mgr Barros et quelques autres évêques pour avoir protégé le père Karadima, un prêtre pédophile. Selon sa version et celles d’autres témoignages, cette lettre a été remise en avril 2015 au cardinal américain Sean O’Malley, qui à son tour l’a transmise au Pontife.

O’Malley, qui est archevêque de Boston et préside la Commission pour la Protection des Mineurs, n’a pas hésité à critiquer les paroles du Pape au Chili, en affirmant qu’elle avaient été « une source de grande douleur pour les victimes d’abus sexuels commis par des membres du clergé ou d’autres criminels. »

Plus personne ne doute de la culpabilité de Karadima : en effet, celui-ci a été reconnu coupable en 2011 par le Vatican et par la justice chilienne d’avoir abusé d’adolescents au cours des années 80 et 90.

Barros, cependant, nie avoir été témoin et dissimulé les abus sexuels perpétrés par Karadima, comme l’ont déclaré Cruz et d’autres victimes.

Suite à la polémique, le Vatican a confié à Charles Scicluna - l’archevêque de Malte, considéré comme le « plus grand expert en matière de crimes sexuels au sein de l’Église catholique » - de se rendre au Chili et aux États-Unis pour « écouter » ceux qui remettent en cause Mgr Barros.

C’est pourquoi Scicluna rencontrera Juan Carlos Cruz ce samedi dans une paroisse de New York.

À la veille de cette réunion, la BBC World s’est entretenue avec Cruz, qui accuse le Pape d’avoir menti et qui porte également des accusations sévères contre plusieurs membres de l’épiscopat chilien.

BBC World a contacté toutes les personnes nommées dans l’interview avec Cruz, publiée ci-dessous, et a essayé d’obtenir la version du Vatican.

Mais des sources du Saint-Siège nous ont dit qu’elles n’avaient « pas prévu d’ajouter quoi que ce soit pour le moment ».

Du côté de la Conférence épiscopale du Chili, on assure ne pas avoir de « commentaires à faire sur ce sujet » et du côté de l’Archevêché de Santiago, on explique que « pour l’instant l’Archevêque ne fera pas de déclarations ».

Lors de sa dernière visite au Chili, le Pape a déclaré que les dénonciations contre Mgr Barros étaient calomnieuses. Ensuite, il s’est excusé, sans pour autant se rétracter. Comment avez vous vécu le fait que le chef de l’Église Catholique affirme que vos dénonciations contre Mgr Barros sont fausses ?

Cela m’a fait terriblement mal. Pas seulement pour moi, mais pour tant d’autres personnes qui auraient voulu pouvoir raconter leur histoire. Or, quand ils découvrent que le grand patron de l’Eglise, le pape lui-même, traite les victimes comme ça, il ne veulent plus parler de peur de subir le même traitement.

C’est épouvantable. On revient aux vieilles techniques de l’Eglise, alors que nous pensions que cette ère était vraiment révolue. Le Pape nous a fait faire un grand retour en arrière.

José Andrés Murillo, James Hamilton et vous - trois des victimes de Fernando Karadima - ont fait une déclaration publique après la visite du Pape au Chili.

Dans le fond, nous avons simplement réaffirmé ce dont nous avions déjà témoigné en 2005 : Mgr Barros, qui était à l’époque l’homme de main de Karadima, a assisté aux abus. Il a également commis des abus psychologiques en exécutant fidèlement les ordres de Karadima.

Personne ne peut nous empêcher de dire la vérité, même pas le Pape.

Mais cette fois, c’est le Pape lui-même qui a qualifié vos accusations de calomnieuses. Est-ce que cela vous a surpris ?

Oui, nous sommes habitués au fait que le Cardinal Errázuriz - qui est l’une des plus mauvaises personnes que j’ai jamais rencontrées dans ma vie - nous mente, nous provoque et nous traite mal. De même que les évêques issus de la paroisse d’El Bosque, car Juan Barros n’est pas le seul à avoir assisté à tout cela : il y avait aussi Tomislav Koljatic et Horacio Valenzuela. Ce n’était pas seulement Barros.

Nous étions habitués à être insultés, à ce qu’on nous mente et qu’on nous traite mal, surtout de la part du Cardinal Errázuriz. Mais l’entendre des lèvres du Pape… ça fait mal.

Vous dites que vous avez envoyé une lettre au Pape en 2015 accusant Mgr Barros d’avoir assisté aux agressions de Karadima, et d’avoir dissimulé ce qui se passait.

Oui, il y avait Barros, Tomislav Koljatic et Horacio Valenzuela. Ces deux derniers n’ont pas encore été inquiété, mais l’heure viendra où nous témoignerons également contre eux.

J’ai eu une relation spéciale avec Barros parce que nous étions proches. En plus de me torturer psychologiquement, il assistait aux abus sexuels. Il a également violé mon secret de confession avec Karadima. Ils avaient des arrangements entre eux. Barros, qui était l’homme de main de Karadima, faisait le sale boulot. Et puis, à l’époque, Barros était le secrétaire du cardinal Fresno. C’était devenu un homme puissant, qui informait Karadima. C’était une vraie Gestapo.

Quel a été le rôle de Barros et qu’avez-vous vu de vos propres yeux ?

Il se tenait à côté de moi quand Karadima nous faisait des attouchements et des baisers. Il lui arrivait aussi d’embrasser Karadima, d’une manière assez subtile. Et parfois, celui-ci lui touchait également les parties génitales.

Barros participait aux « conseils » que nous donnait Karadima. Ils nous emmenaient avec eux dans une pièce et nous torturaient psychologiquement en utilisant tout ce que nous avions pu raconté en confession à Karadima. Ils utilisaient cela contre nous et nous menaçaient en disant que si nous ne faisions pas certaines choses, ils raconteraient des choses sur nous qui nous étaient humiliantes ou secrètes.

Et quels types d’abus contre votre personne avez-vous subi ?

Je préfèrerais ne pas en parler parce que tout est déjà écrit. A ce moment-là, ce que Barros voyait, c’était des attouchements sur les parties génitales.

Quel âge aviez-vous ?

15 ans

Quand ces événements se sont-ils produits ?

Dans les années 80

A propos de cette lettre dans laquelle vous détaillez vos accusations, avez-vous la certitude qu’elle est bien arrivée dans les mains du pape ?

Marie Collins, de la Commission Pontificale pour la Protection des Mineurs , a proposé de prendre la lettre. Marie et quatre autres membres de cette même commission sont allés s’entretenir avec le cardinal O’Malley, conseiller du Pape et président de la commission, et O’Malley a accepter de remettre la lettre au Pape en mains propres. O’Malley a ensuite dit à Marie et aux quatre autres personnes qu’il avait bien remis la lettre au Pape.

Après la visite du Pape à Philadelphie, O’Malley m’a appelé et, entre autres choses, m’a dit qu’il avait bien donné la lettre au Pape.

Mais publiquement, le cardinal O’Malley n’a jamais confirmé avoir personnellement remis votre lettre au pape.

Non, il n’a pas voulu parler. Il faut dire que cela le met dans une situation très inconfortable : si O’Malley a bien remis la lettre au pape et que le pape l’a lu, alors il se retrouve dans une situation compliquée avec le Pape. Et s’il l’a transmise au pape et que ce dernier ne l’a pas lu, alors il ne peut pas jeter son patron dans l’eau.

Ce serait un conflit entre lui et son patron.

Il y a des loyautés mal comprises pour lesquelles le crime n’a pas d’importance : ce qu’il faut, c’est se protéger mutuellement.

Que pensez-vous du rôle joué par le Cardinal O’Malley ?

J’en pense du bien. Je l’apprécie. Bon gré, mal gré, il nous a fait du bien.

Si O’Malley vous a dit qu’il a remis votre lettre au Pape … cela signifie que l’un des deux ment. Qui est-ce ?

Le Pape. Je pense que malheureusement le pape ment. Peut-être n’a-t-il pas lu la lettre, mais cela me semblerait très étrange.

D’abord, parce que O’Malley lui a donné cette lettre de Juan Carlos Cruz au nom des membres de la Commission. Or, c’est un sujet absolument épineux au Vatican.

Ensuite, je serais très surpris que le Pape reçoive une lettre de la part du cardinal O’Malley et qu’il la pose ensuite avec les milliers de lettres qui lui arrivent tous les jours. Cela me semblerait très étrange.

Je ne considère pas que je sois plus important que quiconque, mais le sujet était vraiment très important. Et comme cette lettre lui a été transmise par l’un de ses proches conseillers, je ne peux pas croire qu’il ne l’ait pas lue.

Diriez-vous que le pape est un menteur ?

Je dis que le pape a manqué à la vérité.

Le 17 février, vous allez rencontrer le cardinal Charles Scicluna.

Il vient à New York.

Qu’attendez-vous de cette réunion ?

Il m’a appelé de la part du Pape. Il m’a dit qu’il avait parlé avec le Pape, qu’il ne voulait pas m’interviewer par Skype parce qu’il préférait me parler face-à-face et qu’il préférait venir à Philadelphie ou à l’endroit que je lui indiquerais.

Je lui ai dit que j’étais enchanté de le rencontrer et que je serais très heureux de lui parler face-à-face. Il a été très sympathique. Il m’a envoyé son itinéraire et nous allons nous rencontrer dans une paroisse de Manhattan afin que je lui donne mon témoignage.

Scicluna va recueillir votre témoignage et ensuite il rencontrera les deux autres accusateurs au Chili.

Oui, les deux autres, et je crois qu’il y a beaucoup de gens qui sont en train de demander à pouvoir lui parler.

Scicluna va « écouter » les témoignages, mais le Vatican n’a pas annoncé l’ouverture une enquête formelle.

Eh bien, je ne sais pas, c’est la langue du Vatican, mais je pense que quand on envoie l’enquêteur n°1 du Vatican, qui a déjà fait tomber le père Maciel, qui a travaillé sur les dossiers les plus importants, alors je pense que cela signifie qu’ils ne prennent pas cela à la légère.

Et quel devrait être le résultat final, quand ils auront collecté tous les témoignages ?

J’espère qu’ils renverront Barros. Dans le meilleur des cas, il faudrait qu’ils dégagent Barros, et que Tomislav Koljatic et Horacio Valenzuela sautent également, parce que ces deux derniers ont vu les mêmes choses que Barros. Ensuite il faudrait empêcher les cardinaux Errazuriz et Ezzati, mais surtout Errazuriz, de continuer à mentir ainsi, et de se conduire comme un vrai criminel.

Avec tout ce qui vous est arrivé. Avez-vous quitté l’Eglise Catholique ? Avez-vous perdu la foi ?

Je suis toujours catholique. Je vais à la messe tous les dimanches. J’aime mon église, j’ai de grands amis prêtres et je sais qu’il y a beaucoup plus de bons prêtres que de mauvais prêtres. Je ne vais pas laisser ces gens me faire perdre ma foi en Dieu.

Source : publimetro.cl

Voir en ligne : https://www.publimetro.cl/cl/bbc-mu...

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