Par Antton Rouget, Causette
Le hameau de Simacourbe, 370 âmes, aux confins du Béarn, ne prétendait pas à une telle notoriété. En octobre 2009, une petite dizaine de religieuses s’installe dans une imposante maison de maître en vue d’ériger leur communauté. Sept ans plus tard, le carmel, logé au cœur d’un parc de trois hectares à l’écart du village, accueille quinze femmes qui ont choisi une vie dans les ordres, éloignées de tout pour être plus proches de Dieu. Mais, aussi fermée soit-elle, Notre-Dame de la Rencontre est aujourd’hui rattrapée par l’actualité.
Plusieurs signalements faisant état de l’emprise et des excès d’autorité de la mère supérieure sur le reste de la communauté, de l’isolement des jeunes filles et de séances d’humiliation au sein du monastère sont remontés jusqu’aux oreilles du Vatican. Selon les informations de Causette, une visite canonique doit être diligentée et une plainte au civil pour abus de faiblesse vient aussi d’atterrir sur le bureau du procureur de la République de Pau. De quoi faire trembler les épais murs du monastère ?
Justine*, la trentaine, a longtemps été une fille enjouée et souriante. Pourtant, depuis son entrée au monastère de Simacourbe, ses proches ne la reconnaissent plus dans cette religieuse « triste, éteinte et ignorante ». « Je la vois une fois par an. Elle est à chaque fois plus lente d’un point de vue psychique et moteur, s’inquiète son aînée, une catholique pratiquante. Elle perd la mémoire, est de plus en plus molle dans ses gestes et sa démarche, et n’a plus plaisir à rien. » Lors de leur dernier rendez-vous annuel, une heure environ derrière une solide grille métallique aux barreaux serrés, Justine est apparue à bout aux yeux de sa grande sœur : « Elle m’a assuré être heureuse, mais s’est mise à pleurer et elle a esquivé toutes les questions sensibles. Elle vit manifestement une profonde dépression. Son désir de mort est désormais évident : elle m’a confié que la vie sur Terre ne l’intéressait plus, mais que seul l’au-delà l’attire. »
La famille de Justine n’avait rien vu venir avant son départ. Pas opposée au principe de la vie monacale, elle cherche encore aujourd’hui à expliquer la « radicalisation » express de cette jeune fille jusque-là sociable. Une déception amoureuse, un prêtre confesseur qualifié de « manipulateur » qu’elle voyait régulièrement et une décision « sans aucune période préalable de discernement » l’ont vraisemblablement poussée à rejoindre ce carmel très particulier.
CHANGEMENTS DE COMPORTEMENT
La métamorphose a été expéditive. En quelques semaines, Justine s’isole dans la religion et « devient très rigide dans ses propos, catégorique dans ses jugements et de moins en moins tolérante pour elle et les autres », selon sa famille. Pour preuve, ces prises de position incongrues : « Elle considérait, par exemple, que le rock’n’roll était une danse diabolique », racontent ses proches, sidérés. Les résultats scolaires de cette fille de bonne famille, brillants tant à la fac que durant toute sa scolarité, dégringolent subitement. Jusqu’au départ soudain, un jour d’automne, à 6 heures du matin, par l’escalier de service de la maison familiale. Une lettre d’adieu sur son lit pour dernier souvenir. « Je regrette d’avoir à partir comme un voleur. » Incompréhension totale.
Dès son arrivée au carmel, la novice change de comportement, jusque dans les moindres détails. Sa voix grave et assurée mue en une litanie fluette, hypnotique et très aiguë. « Elle est devenue mièvre, cul-cul, c’est incroyable », souffle sa soeur. Son écriture bien typée se transforme également : « On croit désormais lire une petite fille, avec des lettres parfaitement rondes, sans aucune personnalité. » Sans parler du contenu des courriers, dans le style sulpicien du XIXe siècle : « Elle me demande de me méfier des hommes pour ne pas être happée par les flammes de l’enfer. C’est du délire, ce n’est pas elle. »
Antoine*, frère d’une autre carmélite de Simacourbe ayant quitté le domicile familial en 2009 à l’âge de 21 ans, a aussi droit à des correspondances oniriques : « Elle parle beaucoup de bondieuseries, va jusqu’à me dire que j’ai sans doute été sourd à un appel divin et que je passe à côté de ma vie. » Sa soeur aussi brillait par sa sociabilité et ses études. Avant sa rencontre avec le même prêtre rabatteur que Justine, elle venait de décrocher son master de lettres classiques, mention « très bien ». Antoine, non-pratiquant, se rend depuis régulièrement dans le Béarn la boule au ventre : « Je ne reconnais plus ma soeur dans ce qu’elle me dit. Elle a perdu le recul et l’esprit critique qui la caractérisaient. Sa dévotion démesurée envers sa mère prieure semble l’aveugler. »
LE CHOIX DE VIVRE COMME EN 1246
La supérieure du carmel, justement, traîne une sale réputation. Soeur Joanna, 78 ans, Éliane De Cock dans le civil, a été officiellement relevée de ses voeux solennels il y a deux décennies. En 1994, une visite canonique dans le monastère de Matagne-la-Petite du diocèse de Namur, en Belgique, révèle les pratiques de celle qui dirige alors le couvent belge. Autoritarisme, cloisonnement des relations entre religieuses et coupure avec le monde extérieur dénoncent déjà les témoignages de l’époque. « Joanna imposait à la communauté des rythmes de vie insoutenables. On travaillait jusqu’aux petites heures du matin à des travaux de réfection du monastère. La liturgie prenait aussi des proportions fastueuses qui ne s’accordaient pas avec les traditions de sobriété de l’ordre », décrit une ancienne de Matagne-la-Petite, qui s’est depuis éloignée de l’Église. L’enquête de Rome est si accablante qu’elle pousse l’archevêque André Léonard, pourtant pas le prélat le moins réactionnaire, à dissoudre la communauté.
Réduite à l’état laïc, Joanna quitte alors la Belgique, mais conserve l’habit sans que rien, du point de vue du droit canon, ne lui permette de le faire.
Après quelques pérégrinations dans le nord de la France, elle profite de l’hospitalité de Mgr Lagrange pour s’installer dans les Hautes-Alpes. En 1996, l’évêque du diocèse de Gap, peu regardant quant au passif de l’ex-religieuse, lui donne l’autorisation de fonder l’Institut carmélitain du Saint-Rosaire dans la petite commune de Montgardin. Cette communauté est une simple association publique de fidèles qui se revendique carmel de « constitution de 1990 », une branche rigide et minoritaire de l’ordre. « Nous avons repris la règle de vie primitive que nous avons reçue de saint Albert en 1246 [1247 en réalité, ndlr] », expose fièrement Joanna.
L’Institut de Montgardin ne tardera pas à faire parler de lui. En 2001, la tentative de suicide d’une jeune religieuse, qui sera internée en hôpital psychiatrique, fait les titres de la presse locale. « Je ne sais pas s’il y a eu une tentative de suicide », élude d’abord Joanna, d’une voix fluette et essoufflée. « Il y a eu une fille très fragile. Tout ça, c’est à cause de ses parents, qui étaient aussi très fragiles. Les gens qui parlent de ça veulent nous persécuter. »
Mireille et Jacques Héliot, cofondateurs de l’Aide aux victimes des dérives de mouvements religieux en Europe et à leurs familles (Avref), qui suivaient alors l’affaire de près, ont une tout autre version des faits : « Nous avons vu cette jeune fille sombrer et des parents impuissants face à ce drame qui se profilait. » Pour le couple de militants antisectes, il ne fait aucun doute : comme en Belgique quelques années plus tôt, c’est l’emprise de la supérieure sur le reste de la communauté qui était à l’origine des problèmes psychologiques.
Rebelote à Simacourbe où les familles, soutenues par Infos-sectes Aquitaine, dénoncent aussi la fanatisation de leurs proches. « Un jour, Justine m’a dit qu’heureusement Joanna, qui est la représentante de Dieu sur Terre, est très dure avec [elle] pour qu’[elle] devienne une bonne carmélite », reprend sa soeur. Antoine ne dit pas autre chose.
Un homme d’Église d’expérience, qui a fréquenté la communauté, n’y va pas par quatre chemins : « C’est la même démarche que les djihadistes : on prend une fille généreuse mais fragile, qu’on coupe de son milieu et qu’on met sous la coupe d’un gourou », explique-t-il, sous couvert d’anonymat.
De quoi faire bondir Joanna : « Si nous sommes en retrait du monde, c’est parce que nous voulons appartenir radicalement à Jésus. […] On n’a pas besoin de tout savoir, il faut surtout connaître l’amour de Dieu. » Et puis, rappelle la supérieure, « Jésus dit quand même : "Quelqu’un qui ne me préfère pas au-dessus de tout, n’est pas digne de moi." Il faut savoir aimer et entièrement se soumettre à l’Évangile. Nous sommes libres parce qu’on s’attache à Jésus. » Lunaire, mais a priori convaincant : en octobre, une seizième femme s’apprêtait à rejoindre un carmel où on recrute jeune. La cadette des religieuses, aujourd’hui âgée de 18 ans, a pris l’habit à 17 ans, révèle la supérieure, sans se rendre compte des problèmes légaux liés à cette situation.
SOUTIEN DES TRADITIONALISTES
Dans les Hautes-Alpes, l’arrivée des carmélites de Montgardin ne s’était pas faite sans provoquer de remous. Pour Jean-Pierre Oddon, l’un des prêtres du diocèse impliqués contre l’implantation du monastère de Montgardin, « le problème est que cette mère "gourelle" trouve toujours un évêque pour la soutenir. Ça piège l’institution. »
Au terme d’une décennie de combat, l’Avref a finalement obtenu la fermeture du monastère en 2007 grâce à l’intervention de Mgr Di Falco, le successeur de Georges Lagrange à la tête du diocèse alpin. « Cette communauté se présentait comme un carmel, ce qui ne correspondait pas à la réalité et induisait en erreur les jeunes filles », rappelle l’évêque. Une position confirmée par la Congrégation pour les instituts de vie consacrée, qui veille depuis Rome sur les communautés, et qui a stipulé à l’époque, au terme d’une nouvelle enquête de l’Officialité de Marseille, que « l’érection comme carmel n’est ni possible ni opportune dans les circonstances actuelles ».
On aurait alors pu croire le problème réglé, mais Joanna retombe toujours sur ses pattes. Officiellement, elle n’aurait pas pu garder l’habit après la fermeture du monastère de Matagne-la-Petite en Belgique. À bientôt 79 ans (le 16 novembre), elle aurait encore moins pu se maintenir à la tête de ceux de Montgardin, puis de Simacourbe pendant tant d’années. Dans les carmels, les supérieurs ne peuvent en théorie rester en poste plus de deux mandats consécutifs de trois ans maximum.
Sauf que la mère prieure bénéficie d’une bienveillance étonnante. Mgr Marc Aillet, évêque traditionaliste de Bayonne, a lui-même procédé à l’installation de Notre-Dame de la Rencontre dans son diocèse. Célèbre pour ses incartades répétées contre l’IVG sur les réseaux sociaux, le prélat n’a pas répondu aux sollicitations de Causette. Il aura pourtant du mal à affirmer qu’il ne connaissait pas le passif de la communauté avant de l’accueillir sur ses terres. En témoigne ce récit de soeur Joanna elle-même : « Mgr Di Falco [à Gap] ne tenait pas à ce que nous restions à Montgardin. Nous avons alors cherché à nous installer chez Mgr Rey [évêque traditionaliste de Toulon]. Marc Aillet, qui était à l’époque son vicaire général, nous a beaucoup soutenus, mais les maisons coûtaient trop cher. Quand il a été nommé évêque [dans les Pyrénées-Atlantiques], il nous a dit : "Venez chez moi !" » Sans doute la fameuse hospitalité chrétienne.
DES MILLIONS QUI TOMBENT DU CIEL
L’endroit trouvé, il ne restait plus qu’à déménager. En grande pompe tant qu’à faire. Depuis 2009, les religieuses ont déboursé près de 5 millions d’euros, achat de la bâtisse (1,15 million d’euros, payés comptant), rénovations et agrandissements compris. 5 millions d’euros ! Et cette question : d’où vient l’argent ? De la vente du précédent couvent à Montgardin, répond timidement sœur Joanna, qui trouve incongru de se détourner de la grandeur de Dieu pour parler petits sous. Peut-être, mais la vente des murs du monastère alpin à une communauté intégriste lui avait rapporté 3 millions d’euros. Manquent donc 2 millions d’euros que n’ont pas pu combler les maigres revenus du carmel tirés de la vente de matériel liturgique (robes, dorures, etc.). « Nous avons reçu des dons, on est allé mendier », complète la mère supérieure. Les familles de religieuses n’ont pas plus d’éléments sur les finances.
« Tout est opaque, nous n’arrivons même pas à obtenir d’informations pourtant fort banales sur le suivi médical de notre enfant, par exemple », réagit un proche, furibond. Peut-être que la justice, elle, obtiendra des réponses. Le procureur de Pau vient d’ouvrir une enquête préliminaire pour « abus de vulnérabilité de personnes en situation de sujétion psychologique ».
* Afin de garantir leur anonymat, les prénoms des religieuses et de leurs proches ont été modifiés.