— Éminence, vous avez parlé d’une tendance minoritaire dans l’Église et très organisée, et d’une autre, majoritaire, mais peu visible. Visible dans les allées du pouvoir vaticanesque ? ajoutai-je pour le provoquer.
Il ignora la provocation, et répondit seulement à la première partie de la question.
— J’ai conscience de m’aventurer sur un terrain miné en répondant à votre question. Bon, c’est la règle du jeu. La tendance minoritaire a en effet acquis beaucoup de visibilité sous le pontificat de Jean Paul II : elle lui a fourni les gros bataillons de ses supporters lors de ses voyages, et notamment lors des JMJ.
— Qui en fait partie ?
— En gros, pour aller vite et sans entrer dans les détails, la très grande majorité de ce que l’on appelle les nouveaux mouvements.
— C’est-à-dire ?
— Tous ces mouvements qui sont nés depuis la guerre, certains juste avant, et qui ont connu une assez forte expansion depuis le concile. Je pense, mais c’est un peu réducteur de la personnalité de chacun d’eux de les nommer l’un à la suite de l’autre, je pense à Communion et Libération, aux Foccolari, à l’Opus Dei, au Chemin Néocatéchuménal. De l’autre côté…
— Excusez-moi, vous ne semblez pas y inclure les mouvements charismatiques comme l’Emmanuel ou le Chemin Neuf.
— Non, ces groupes appartiennent en effet à ce que l’on nomme les nouveaux mouvements, mais ils se distinguent de ceux que j’ai nommés car leurs intentions sont exclusivement spirituelles.
— Alors que les autres poursuivent d’autres buts ?
— Certains agissent ouvertement comme des groupes de pression à l’intérieur de l’Église. D’autres, par exemple Communion et Libération, ont une forte visée sociale, voire politique. En face de ces groupes très organisés, il y a l’autre tendance, désorganisée, moins visible, celle qui regroupe la multitude de ce que l’on peut appeler les chrétiens de base, moins disposés aux engagements exigés des membres des mouvements de la première tendance, attachés à leurs paroisses, plus ouverts aux réalités du monde.
— On a parfois dit que certains mouvements de la première tendance ont des comportements sectaires. Qu’en pensez-vous ?
— Là aussi, je vais devoir marcher sur un œuf pour vous répondre.
— Marcher sur des œufs, Éminence, si vous acceptez toujours que je vous corrige. Un seul œuf casserait si vous tentiez de marcher dessus, tandis que plusieurs, dit-on, supporteraient le pas d’un homme pour autant qu’il soit léger et prudent, comme celui de notre écureuil.
— J’accepte, j’accepte… Oui, je vais marcher sur des œufs pour répondre à cette question. Quelques-uns de ces mouvements exigent beaucoup de leurs membres : obéissance, disponibilité, exclusivité, contribution financière importante, révérence à l’égard des fondateurs et des responsables. Face à ces exigences, vous pouvez porter deux jugements. Le premier est de vous émerveiller de la générosité de ces chrétiens qui veulent vivre une foi engagée et ne ménagent pas leur peine. Le second est de vous demander si ces exigences ne vont pas trop loin, si elles ne profitent pas exclusivement aux dirigeants, si elles ne sont pas présentées avec trop d’insistance, si elles ne sont pas imposées par des pressions mentales anormales.
— Et vous-même, vous portez quel jugement ?
— Décidément, vous ne me lâchez pas…
— Je suis là un peu pour cela, ne croyez-vous pas ?
— Eh bien, brûlons nos vaisseaux puisque vous m’y contraignez. Mon opinion à ce propos est que chaque fois qu’un groupe érige le secret en valeur principale, il y a risque de dérive. Certains de ces mouvements cèdent à cette tentation, c’est indéniable.
— Vous pensez à l’Opus Dei ?
— Comme tout le monde. Mais pas qu’à l’Opus. Quand le secret et la méfiance à l’égard du monde extérieur sont au cœur des instructions données aux membres d’une institution, je m’inquiète. Ensuite, chaque fois que ces membres sont imposés financièrement de façon régulière et continue, il y a également risque de dérive.
— Que voulez-vous dire ?
— Simplement qu’il y a une grosse différence entre faire une quête à la messe du dimanche auprès des fidèles et leur demander de participer une fois par an à ce que l’on appelait le denier du culte, en laissant chacun libre de donner ce qu’il veut de façon anonyme. Il y a une grosse différence entre ces pratiques et celles qui consistent à demander à des membres d’organiser le versement mensuel automatique d’une partie non négligeable de leur salaire sur le compte du mouvement auquel ils appartiennent. Enfin, la vénération exigée à l’égard des paroles des fondateurs, voire du moindre détail de leur vie érigée en légende dorée, est aussi un signe de dérives qui me semblent dangereuses.
— Pardonnez-moi de vous pousser dans vos retranchements, car je sens vos réticences sur ce sujet. Quand vous rassemblez ces trois dérives - secret, argent, vénération - vous définissez des groupes sectaires, n’est-ce pas ?
Mon cardinal garda le silence un moment. Je savais parfaitement pourquoi, même si je ne le manifestais pas pour ne pas lui laisser la possibilité de se dérober. Le sujet de ces mouvements et de leurs éventuelles dérives sectaires était un des plus brûlants de l’Église de notre époque, et l’enjeu de débats acharnés en son sein. Peu osaient l’évoquer ouvertement. L‘hésitation de mon interlocuteur prit fin. Il tourna ses yeux vers moi et reprit :
— Oui, quand vous rassemblez ces trois dérives, vous êtes près d’être un mouvement sectaire. Et le fait de vous trouver au sein de l’Église catholique ou de vous en réclamer n’y change rien.
— Si c’est le cas, pourquoi ces dérives sont-elles tolérées par la hiérarchie ?
— Pour plusieurs raisons, certaines valables, d’autres moins.
— Passons-les en revue si vous le voulez bien. Nous avons le temps, il fait bon sous cet arbre. L’écureuil fait la garde sans nous déranger.
— Première raison, il faudrait pouvoir enquêter sérieusement et objectivement pour savoir si les critiques - notamment d’anciens membres de ces mouvements sont fondées. Quatre mouvements principaux ont fait l’objet d’accusations de dérives sectaires : les Foccolari, le Chemin Néocatéchuménal, l’Opus Dei, les Légionnaires du Christ. Il est dangereux de couvrir ces accusations du manteau du silence, il serait préférable d’investiguer pour arriver à une conclusion claire.
— Pourquoi ne le fait-on pas ?
— Nous avons été plusieurs à essayer, croyez-moi. Nous avons mis en garde, nous avons parlé au pape et à Sodano bien sûr. Nous sommes intervenus auprès du Conseil pour les Laïcs dont la plupart dépendent.
— Quand vous dites « nous », vous pensez à qui ?
— Moi d’abord, je ne veux pas me cacher derrière les autres. Des évêques résidentiels comme Carlo Martini avant qu’il quitte le diocèse de Milan. Daneels de Belgique. Un nombre non négligeable d’évêques de votre pays. Des Américains aussi qui ont interdit certains de ces groupes dans leur diocèse.
— Et pourquoi vos interventions n’ont-elles pas abouti ?
— Elles n’ont pas abouti officiellement. Cependant, certaines actions ont été menées et certaines mises en garde officieuses ont eu lieu. En fait, la secrétairerie d’État jugeait que des actions officielles n’étaient pas justifiées tant que des certitudes n’étaient pas avérées…
— Pardonnez-moi encore une fois. C’est un peu bizarre de vouloir attendre d’être sûr avant de lancer une enquête pour justement se faire une opinion raisonnable.
— Ne soyez pas naïf. Une enquête officielle au sein de l’Église est quelque chose qui ressemble à un coup de tonnerre dans un ciel serein. Son annonce soulève immédiatement les commentaires les moins autorisés : la presse s’en empare et les groupes ou les personnes visées sont immédiatement déclarés coupables par la rumeur et le jeu médiatique. Il est juste et prudent de ne pas ouvrir ainsi le champ aux spéculations tant que l’on n’est pas à peu près assuré du danger.
— Quelles sont les autres raisons ?
— La deuxième est moins honorable, je le crains. Ces mouvements ont su se rendre utiles à l’Église ou à certains de ses dirigeants. Ils ont toujours mené des actions de relations publiques auprès des uns et des autres, nouant des solidarités, des amitiés… Bref, il existe un réseau au sein de la hiérarchie qui soutient ces mouvements pour des raisons diverses.
— Par exemple ?
— J’évoquais la contribution financière de l’Opus au moment de Solidarnosc. Certains jugent aussi que, face à la sécularisation du monde, ces mouvements…
— Non, Éminence, je ne vous demandais pas des exemples des raisons du soutien de membres de la hiérarchie à l’endroit de ces mouvements, je vous demandais qui, nommément, les soutenait.
— Oh, pardon. C’est tellement connu que je ne pensais pas que cela vous intéressait. Il est de notoriété que Cipriani Thorpe, le cardinal de Lima, est membre de l’Opus Dei, ainsi que Julian Herrans, membre de la curie, lui aussi cardinal. Le cardinal Ratzinger était proche de Communion et Libération qui, d’ailleurs, n’est pas un mouvement aux dérives sectaires. Il présida la messe de funérailles de son fondateur il y a quelques mois. Sodano, le cardinal secrétaire d’État, est proche des Légionnaires du Christ et de l’Opus… Scola, le cardinal de Venise, est membre de Communion et Libération. Un des secrétaires particuliers de Benoît XVI, Mgr Gaenswein, était professeur à l’université de la Sainte-Croix à Rome qui appartient à l’Opus… Pour moi, la vraie question ne se trouve pas là, elle réside dans le fait que ces mouvements, très organisés, sont conduits par une analyse de l’état de l’Église qui est erronée.
— Est-il vrai, Éminence, que ces mouvements étaient très présents place Saint-Pierre lors des funérailles du pape et qu’ils s’étaient concertés pour lancer les fameux subito santo, réclamant la canonisation rapide de Jean Paul II ?
— Ah, vous avez entendu parler de cela. Toutes les personnes devant leur poste de télévision au moment des funérailles de notre défunt pape ont en effet noté ces mouvements de foule qui reprenaient le mot d’ordre « subito santo », qui veut dire « saint, tout de suite ! », slogan réclamant la canonisation immédiate du pape que l’on enterrait. C’est vrai, ce slogan n’était pas spontané. Il avait été inventé, si je puis dire, par des représentants des mouvements qui ont réussi à le faire reprendre par la foule. Vous savez comment cela se passe : dans des moments de forte émotion, les foules sont disposées à reprendre les mots d’ordre qu’on leur sert. Cela ne contredit pas l’extraordinaire ferveur de cette même foule qui, en rangs serrés, attendait des heures pour rendre un dernier hommage à la dépouille du pape les jours précédents.
— Nous avons donc au sein de l’Église des mouvements très organisés, très puissants, disposant de moyens financiers importants, bénéficiant de la faveur de hauts dignitaires. Quel est leur but ?
— Je vous répète qu’il est un peu osé de les ranger sous la même bannière. Nous ne l’avons fait que par commodité. Leur point commun est une fidélité proclamée au pape, au besoin en se libérant de l’autorité des évêques dans les diocèses où ils se trouvent. Leur pensée est conservatrice et leur théologie parfois approximative. Leur but proclamé est la nouvelle évangélisation, leur intention plus discrète est de peser dans l’Église et la société où ils se trouvent. À côté de leur agenda religieux coexiste un agenda politique déterminé.
— Ils ont plu à Jean Paul II, c’est une évidence…
— Ils lui ont plu parce qu’ils se sont mis à sa disposition.
— On dit que ces groupes avaient toujours eu à cœur d’organiser une présence massive de leurs adhérents lors des apparitions publiques du pape.
— Ah, on dit même cela… Eh bien, il faut l’avouer, on a raison de le dire. Le fondateur du Chemin Néocatéchuménal, par exemple, promit à Jean Paul II d’envoyer cinquante mille de ses membres aux JMJ de Denver en 1993. Cette délégation représentait plus de dix pour cent des participants, ce qui est énorme ! Il n’y avait pas une sortie du pape sans que des représentants de ces mouvements soient délégués pour manifester leur présence et leur soutien.
— On comprend que Jean Paul II n’ait pas voulu prêter l’oreille aux accusations de dérives qui surgissaient.
— Il détournait même la conversation quand nous essayions de lui en parler. C’était un sujet tabou, j’en ai été le témoin à au moins deux reprises. À vrai dire, on le comprend, il avait besoin d’eux.
— Comment cela ?
— Replacez-vous dans le contexte de son élection, en 1978. Il trouve une Église dont les forces traditionnelles connaissent une crise sérieuse. Les vocations diminuent, de nombreux prêtres quittent le sacerdoce en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, une partie des ordres religieux se donne des engagements politiques et sociaux. Arrivant de Pologne où la religion est la seule force de résistance au marxisme, il a l’impression que cette idéologie est en train de prendre le dessus en Amérique latine avec l’aide des prêtres. Il redoute qu’il en soit de même en Asie. Les mouvements lui sont apparus comme une force qu’il pouvait mobiliser pour ses desseins alors qu’il jugeait que les groupes traditionnels, jésuites, dominicains, franciscains et autres, étaient dangereusement affaiblis.
— Les mouvements comme une milice dévouée, un peu à l’image des jésuites qui se voulaient l’armée du pape au temps de leur fondation.
— Oui, d’où cette protection à leur égard, et peut-être trop d’indulgence.
— Cette protection ira assez loin puisque Jean Paul II donnera un statut sur mesure à l’Opus Dei en l’instituant prélature personnelle, seule à en bénéficier, et en canonisant son fondateur avec un délai inhabituellement court.
— Vous avez raison de le souligner. Une prélature personnelle est un statut juridique exceptionnel qui permet aux membres de l’Opus de ne dépendre que de leur Président, c’est le nom officiel de leur supérieur général, celui-ci ne dépendant que du pape. Aucun dicastère de la curie, aucun évêque résidentiel n’a d’autorité sur l’Opus. Situation enviable quand on aime le secret.
— Un des arguments des partisans de ces mouvements, c’est qu’ils représentent aujourd’hui ce que représentaient les grands ordres religieux dans les siècles passés.
— L’argument est souvent avancé. Il omet une réalité fondamentale. Ces grands ordres, jésuites, dominicains, franciscains, carmélites, et toutes ces innombrables congrégations religieuses féminines ou masculines, rassemblaient et rassemblent des personnes professant une vocation religieuse et respectant des règles de vie éprouvées. Leur période de noviciat avant les engagements définitifs est longue, leur structure est solide, leur théologie est réfléchie. Leur mode de gouvernement est étonnamment démocratique.
Les nouveaux mouvements, eux, rassemblent des laïcs, même si certains prêtres en font partie, qui n’ont pas la même protection. Le recrutement de certains est extrêmement agressif. Le poids financier omniprésent. L’autorité s’y exerce sans réel contrôle.
— C’est difficile pour vous, n’est-ce pas, de parler de ces mouvements, de leur influence, de leurs pratiques.
— Oui, c’est difficile, car c’est accepter de mettre au jour des événements, des façons de faire, des débats qui, je le crois, font du mal à l’Église. Un double mal en fait. D’abord, je pense à certaines de ces personnes qui se sont laissé embrigader dans des structures qui ne les épanouissent pas. Ensuite, je crois que certains de ces mouvements se trompent dans leurs objectifs. Ils ne comprennent pas qu’ils ne sont pas crédibles pour la majeure partie de nos contemporains. Ils donnent une image de la foi et de la religion peut-être recevable il y a quelques siècles, mais qui n’a aucune chance de convaincre aujourd’hui au-delà d’un cercle restreint.